L’actualité commentée

Février 2019

Le juge et le dénigrement d’une religion

Le 12 février 2019

En 2009, une Autrichienne, Madame E.S., a organisé deux séminaires appelés « Informations de base sur l’islam ». Au cours de ceux-ci, elle avança que Mahomet se serait marié à Aïcha alors qu’elle avait six ans et qu’ils auraient eu des relations sexuelles alors qu’elle n’avait que neuf ans ; elle en déduisit que Mahomet aurait eu des tendances pédophiles.

Mots-clés associés à cet article : Liberté d’expression , Liberté de religion , Islam , Mahomet , Religion

Madame E.S. a été condamnée pour dénigrement des doctrines religieuses par les tribunaux de son pays.

Pas de violation de la liberté d’expression

Madame E.S. s’est alors tournée vers la Cour européenne des droits de l’Homme en lui adressant une requête. Selon elle, sa liberté d’expression n’avait pas été reconnue. Elle estimait que sa critique de l’islam avait été faite dans le cadre d’une discussion objective ; elle n’avait pas voulu diffamer le prophète Mahomet.
Selon elle toujours, les groupes religieux doivent tolérer les critiques, si sévères qu’elles soient.
Le 25 octobre 2018, par son arrêt E.S. c. Autriche, la Cour européenne des droits de l’Homme a rendu son arrêt : elle donne tort à Madame E.S. et estime que l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme, autrement dit celui qui défend la liberté d’expression, n’a pas été violé.

Pourquoi cette décision ?

On devrait sans doute plutôt dire que la Cour a estimé que les conditions étaient réunies pour limiter la liberté d’expression de Madame E.S.
La Cour reconnait que les personnes manifestant leur religion doivent accepter et tolérer la critique de leurs croyances religieuses. Elle affirme également que la liberté d’expression doit aller de pair avec le respect de la liberté religieuse (article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme).
Mais toute critique n’est pas d’office admissible, dit la Cour. En effet, la critique ne peut inciter à l’intolérance religieuse en utilisant des expressions gratuitement offensantes ou en attaquant des objets de vénération (ici Mahomet).
Or les déclarations de Madame E.S. pouvaient inciter à l’intolérance religieuse. Dans ce cas, dit toujours la Cour, un État a le droit d’estimer les propos tenus comme incompatibles avec le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion.
Autre constat : les propos de Madame E.S. n’étaient pas objectifs et n’apportaient rien à un débat d’intérêt général. Un débat sérieux n’avait pas été possible puisqu’elle n’avait pas donné des informations neutres sur le contexte historique. Ses propos étaient donc des jugements de valeur bien susceptibles de provoquer une indignation justifiée, d’engendrer des préjugés et de mettre à mal la paix religieuse en Autriche.
Donc, dit la Cour, la liberté d’expression de Madame E.S. pouvait être limitée. Sa condamnation par les juridictions autrichiennes se justifie ; elle est notamment fondée sur le fait que ses paroles auraient pu troubler la paix religieuse en Autriche.

Avancée ou recul ?

Cet arrêt appelle certains commentaires.
Petit à petit, la Cour construit sa jurisprudence à propos de la liberté religieuse et de la liberté d’expression. En réalité, elle ne juge plus tout à fait aujourd’hui comme auparavant. Lors d’un précédent récent arrêt (S.A.S. c. France, 1er juillet 2014), elle avait déjà mis en évidence le rôle de l’État consistant à « veiller à ce que les groupes concurrents se tolèrent les uns les autres ». Autre changement : elle analysait hier les limites de la liberté d’expression en tenant compte du droit individuel à exercer sa religion. Par l’arrêt actuel, elle ajoute la prise en compte de l’obligation pour les États d’assurer la paix religieuse.
Ces modifications posent question et indiquent une lecture plus restrictive de la liberté d’expression confrontée à la liberté religieuse. En effet, éviter que des personnes soient offensées et, simultanément, vouloir que l’État assure une paix religieuse collective, c’est aussi justifier qu’une critique religieuse puisse être censurée.
Finalement, la nécessité d’être tolérant est de plus en plus imposée à ceux qui s’expriment plutôt qu’à ceux qui sont visés par leurs propos.

Donc, conclut Baptiste Nicaud, enseignant à l’Université de Limoges et avocat au barreau de Paris, « en définitive, soit la Cour affirme un recul en matière de liberté d’expression, soit elle fait plus largement le constat du recul de la notion même de société démocratique apte à débattre sans régulation répressive ».

En tout cas, cette affaire montre que le droit n’est pas une science exacte et qu’il faut souvent mettre en rapport telle liberté avec telle autre en arbitrant celle qui aura la primauté ; cela peut varier d’un cas à l’autre, selon les circonstances.

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